Les jumeaux numériques, ces répliques virtuelles d’éléments du patrimoine existant, bâti ou naturel*, ne sont pas encore légion auprès des collectivités ou des sociétés qui les gèrent ou les exploitent. Les premières initiatives prennent des formes parfois très différentes selon le contexte de leur création : outil de simulation, base de connaissances partagées, « cockpit » des alertes, etc. En attendant que les organisations construisent leurs propres jumeaux numériques, une famille d’outils - qui a fait son apparition en début des années 2010 - les préfigure assez bien : les plateformes de collaboration BIM. En effet, elles offrent un moyen très efficace de partager et d’exploiter le potentiel des maquettes numériques, et deviennent un pivot de la collaboration entre acteurs de l’ingénierie, de la construction et de la maitrise d’ouvrage. L'avenir dira si elles ont été à la source indispensable à l'émergence des jumeaux numériques… Mais quels sont, au juste, les ingrédients de ces plateformes qui devraient contribuer au succès des jumeaux numériques ? Nous vous proposons quelques clés pour se repérer, tirées de l’expérience que nos ingénieurs ont de l’orchestration quotidienne de ces plateformes, sur de grands projets.
Être ergonomique : la condition sine qua non de l’adoption des plateformes
Pour profiter au plus grand nombre et s’inscrire sur la durée, la collaboration requiert une ergonomie et une interface utilisateur la plus simple et la plus robuste possible. En effet, loin des outils « d’ingénieurs pour des ingénieurs », les plateformes qui permettent la collaboration ne s’adressent pas tant aux spécialistes du BIM ou du SIG qu’à l’ensemble des professionnels des métiers de l’ingénierie. Et cela sera d’autant plus vrai, dans le cas des jumeaux numériques, pour les acteurs de la gestion, de l’exploitation / maintenance, des secours (pompiers, policiers), etc.
Que mettre dans l’ergonomie ? Tout d’abord, l’accès : pour embarquer simplement et rapidement tout acteur dans ces représentations virtuelles de la réalité, il est préférable de privilégier des plateformes web aux logiciels à installer en “dur” sur son poste. Nos équipes et nos clients peuvent en témoigner : les technologies web se sont considérablement améliorées ces dernières années et permettent de s’affranchir des contraintes de mise à jour, de compatibilité avec les systèmes d’exploitation (Operating systems), etc. tout en proposant une interface graphique puissante et accessible à partir d’un navigateur traditionnel. En outre, le “Single Sign On” (SSO) simplifie l’expérience des utilisateurs qui se connectent aux plateformes avec leur identifiant d’entreprise.
L’ergonomie, c’est aussi la fluidité de navigation. Beaucoup de moteurs graphiques existent, et la plupart s’appuie dorénavant sur des technologies de streaming (l’affichage se fait progressivement, en fonction du niveau de détail requis) mais peu savent traiter de façon satisfaisante des maquettes de bâtiments complexes, des infrastructures de plusieurs dizaines de kilomètres ou des territoires étendus.
Enfin, à l’ergonomie générale de ces plateformes participe le caractère intuitif des fonctionnalités essentielles à la collaboration : chercher et filtrer des éléments, se “téléporter” à un endroit donné dans une représentation virtuelle, mesurer des distances ou des surfaces, personnaliser les couleurs et l’affichage, etc. tout cela sans organiser de longues campagnes de formations. La collaboration amène en outre à pouvoir dialoguer à travers les maquettes. Nous l’avons constaté depuis 6 ans qu’Egis a introduit des plateformes sur de grands projets de construction réalisés en BIM : c’est bien la capacité à s’en servir comme un outil de dialogue entre acteurs d’un projet qui permet de délivrer la valeur ajoutée du BIM à nos clients et de mettre au point des solutions faisant l’adhésion entre les différentes parties prenantes (voir notre vidéo de témoignage des acteurs du projet du métro b à Lyon). Ces fonctionnalités de “gestion de discussions techniques géolocalisées” permettent aujourd’hui de gérer des listes de points ouverts ou des demandes de modifications, lors de la phase conception ou construction (près de 5000 sujets techniques instruits sur le projet de construction de l'extension du métro B de Lyon). Il n'y a qu'un pas pour en faire bénéficier les professionnels de l’exploitation maintenance, dans leur gestion d’incidents techniques ou sur le diagnostic de leurs installations, notamment. Ces acteurs pourraient également s'en servir pour remonter plus rapidement, le cas échéant, les dernières évolutions du terrain et ainsi contribuer à maintenir les jumeaux plus fiables.
Fédérer des données de différentes natures : une caractéristique essentielle des jumeaux numériques
L’une des principales valeurs des jumeaux est d’offrir une vision systémique d’un ouvrage ou d’un territoire. Ainsi, les plateformes de collaboration au cœur des jumeaux numériques doivent être en mesure de lire et d’assembler – on dit également « fédérer » - les différentes couches techniques de ces maquettes : l’architecture générale, les systèmes techniques électroniques, ventilation, mais aussi la définition des différentes zones techniques, la matérialisation des contraintes réglementaires liées aux flux, aux distances de sécurité minimales, etc.
Elles ne doivent donc pas se borner aux maquettes BIM ou aux cartes SIG, mais intégrer les deux. Pourquoi ? Car c’est le croisement de données locales (BIM) et globales (SIG) qui permet de prendre des décisions plus éclairées. Par exemple, la combinaison de la 2D et de la 3D a permis sur les 6 km de prolongement du tramway de Marseille de cadrer avec une meilleure certitude les dévoiements des systèmes de réseaux enterrés, un prérequis aux travaux de construction du tramway.
Extrait du projet de prolongement du tramway de Marseille, modélisé en BIM
Autre source de données à prendre en compte : les nuages de points. Ces derniers sont devenus accessibles et constituent une première étape dans la démarche de numérisation du patrimoine, engagée dans les projets de jumeaux numériques. Ils représentent une source d'information précieuse pour les utilisateurs puisqu’ils permettent de se projeter à distance dans un bâtiment ou une infrastructure, de faire des mesures… et surfent sur une expérience désormais largement démocratisée par Google Street Maps. En intégrant des nuages de points dans leurs activités de planification des interventions de maintenance, les gestionnaires peuvent mieux comprendre les conditions actuelles des ouvrages, et identifier plus facilement le contexte et les contraintes (accès, sécurité, interface avec les usagers…) comme cela a été le cas dans le cas de l’expérimentation faite avec les exploitants de la rocade autoroutière M25 autour de Londres.
Tout aussi prometteurs soient-ils, les nuages de points ont aussi leurs limites. Contrairement aux maquettes BIM ou aux cartes SIG, les scènes 3D issues des nuages de points sont des données peu structurées et difficiles à extraire, filtrer et interroger, à moins de les avoir manuellement enrichies de mots clés… En outre, seules les parties visibles du scanner Lidar (laser imaging detection and ranging) au moment de l’acquisition seront restituées : les zones masquées par les véhicules et les composants enfouis, comme le ferraillage, les réseaux enterrés, etc seront absents du nuage. Dernier facteur qui n’est pas neutre à l’heure où l’empreinte environnementale du numérique est une préoccupation grandissante : les nuages de points pèsent très lourd en termes de volumétrie de données à héberger et à sauvegarder avec un rapport de 100x par rapport à un modèle BIM. Les généraliser et les conserver aurait des conséquences sur l’empreinte environnementale allant à l’inverse de son dessein. Un équilibre et une hygiène d’utilisation de ces « nuages » - qui n’en ont que le nom - sont donc à trouver !
Exemple de fédération de maquettes BIM et de nuages de points, extrait d’un tunnel, avec Catenda Hub
Exemple de nuage de points relié à des données de maintenance d’une GMAO, pour l’InnerCityBypass de Brisbane, avec Sensat
Utiliser des formats ouverts : pour que les briques logicielles interopèrent
Les plateformes numériques qui sont au cœur des jumeaux numériques doivent être non seulement conçues pour un large éventail d’utilisateurs, mais avoir également la capacité de s’intégrer harmonieusement dans un écosystème technologique plus vaste et en constante évolution. Les concentrateurs IoT (internet of things), les interfaces de contrôle / commande (SCADA), les outils d’aide à la maintenance (GMAO), les applications de collecte de données terrain, etc. sont autant de solutions actuellement en service chez les gestionnaires de patrimoine ou exploitants, avec lesquels il est important de se connecter. Elles doivent aussi nourrir des modules plus pointus d’aide à la décision, de projection, de simulation dans le passé comme dans le futur, mais aussi se connecter à des dispositifs de visite immersive ou de reconnaissance automatique de désordre par la vidéo (computer vision). Pour cette raison, ces plateformes doivent disposer d’un portail d’accès aux informations qu’elles détiennent, qu’on appelle dans le jargon informatique une API (application programming interface).
Ces plateformes doivent également lire et transmettre nativement leurs informations à l’appui des protocoles d’échange d’information ouverts (IFC, BCF, CityGML, Geopackage, Osm et GeoJSON etc. ).
Pourquoi est-ce un « must have » pour les gestionnaires de patrimoine ? Pour trois raisons :
- la pérennité : sur le long terme, les formats ouverts sont maintenus par des consortiums d’acteurs de la profession comme Building Smart International, ce qui garantit qu’on puisse relire 50 ans plus tard les données du patrimoine même si les logiciels qui ont permis de les créer ont - entre temps – disparu ou n’assurent plus de rétrocompatibilité.
- la transparence : les formats ouverts sont, pour les décideurs, un gage de transparence de la donnée et d’une exploitation de leur contenu sans filtre.
- la concurrence : l’utilisation de formats ouverts permet de stimuler la concurrence et mettre sur un pied d’égalité les petites sociétés du numérique comme les plus grosses, lorsqu’il s’agit de développer de nouveaux services et logiciels autour de la donnée patrimoniale. Il permet aussi aux donneurs d’ordre ne pas se laisser enfermer dans l’écosystème d’un acteur du monde des logiciels.
Permettre la coconstruction : pour des fonctionnalités réellement utiles
À ce jour, il n’existe pas de plateforme de collaboration idéale, chacune ayant ses atouts et ses limites. Comme de plus en plus d’acteurs de l’ingénierie, de la construction et de l’exploitation, Egis s’est rapproché des acteurs du numérique, et a choisi en l’occurrence de privilégier avec l’un d’entre eux, Catenda, un modèle de collaboration basé sur la coconstruction.
Après 5 ans de pratique de la plateforme Catenda Hub (ex Bimsync) autour des maquettes BIM de ses projets majeurs, Egis a ainsi choisi en 2022 de travailler à la définition de nouvelles fonctionnalités à développer sur Catenda Hub. Le nom de ce programme ? « LYKT », qui signifie en norvégien ‘fanal’, cette grosse lanterne en tête de locomotive. Partant d’une première liste d’orientations (exploiter les données des infrastructures linéaires au dernier format IFC 4.3, faciliter la recherche d’informations dans les maquettes, intégrer plus rapidement des informations géomatiques et les maquettes de territoires autour d’une maquette d’un ouvrage, etc.), Egis mobilise une équipe d’ingénieurs qui façonne progressivement chacune de ces fonctionnalités. A l’occasion d’ateliers réguliers, les équipes Egis et Catenda se coordonnent et discutent des propositions faites par les équipes de développement, s’appropriant au passage les contraintes techniques d’architectures pas toujours visibles par le « commun des mortels », et valident les directions prises. Les ingénieurs testent les résultats quelques semaines plus tard, à l’issue de chaque sprint de développement, qui deviennent alors immédiatement disponibles sur les projets.
Intégration des modèles CityGML à la plateforme Catenda Hub (projet Lykt)
Ce processus agile, assez éloigné de la relation client/fournisseur traditionnelle, atteindra son objectif final cette fin d’année 2024. Il témoigne à lui seul du rapprochement qu’on voit opérer entre les métiers de l’informatique (les développeurs) et les acteurs de l’ingénierie de la construction, au profit d’outils plus adaptés aux enjeux de l’écoconception et permettant de délivrer la valeur de l’intelligence collective !